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Rêve – Mi’kma’ki

    Je survole des étendues de rochers passant de l’ocre étincelant à un orange sablonneux,
    vastes mais finies.  

    L’eau entoure la plus grosse des îles, de plus petites aussi qui semblent vouloir rejoindre la terre dans une nage interminable.

    Je quittais la forêt ancestrale, qui avait été ravagée par des tunnels métalliques, enfouis profondément dans la terre, mais dont les vibrations donnaient le haut le cœur partout où l’on marchait.  

    Mon peuple a développé des techniques aériennes,
    des extensions à nos membres que nous portons en permanence dès la naissance.  

    Ainsi, les vibrations ne modifient pas notre système nerveux. Haut perchés, nos âmes sont pures, sauvages,
    nous sommes indomptables.

    Nomades, nous explorons maintenant les plus hautes cimes de notre pays, nous nous perchons dans les montagnes et nous observons le monde de métal en nous y mêlant le moins possible.  

    La grande guérisseuse nous avait averti de leur arrivée :

    “Le métal argent tranchera les liens
    entre la nature et l’humain.” 

    Y toucher corrompt d’abord la peau, qui se décompose, fait tomber les dents et ramollit les yeux, fait chuter les cheveux.

    Puis c’est l’être entier qui y sombre,
    absorbé par sa force.  

    C’est une maladie.

    Posée en hauteur sur la grande île, je vois des centaines de cours entourées de bâtons de métal, qui délimitent les territoires de chaque famille confinée à un petit carré. 

    Des enfants jouent en parallèle, en se regardant le moins possible, ils font tous rebondir un ballon au même rythme, sans chant ou mélodie.

    Comme dans un autre espace-temps, je m’y vois, femme et pleine d’une petite fille qui viendra bientôt nous rejoindre.  

    Mon clan y est aussi. Nous avons aboli les cours et nous avons semé des plantes qui nous font du bien, elles recouvriront peut-être un jour tous les fils qui courent entre ciel et terre. 

    Nous avons fait tomber les bâtons de métal au sol.
    La mousse pousse autour, des arbres et ses colonies d’insectes tentent de renverser l’artificiel ordre des choses. Ils squattent la propriété gouvernementale, ils en pourrissent doucement les structures, ramollissent les fondations.
      

    Puis je me vois la nuit, au milieu de ce jardin, je m’entends crier et pointer vers ma fille
    qui danse tout près.  

    Elle fait une ronde, à chacun de ses pas de côté son habit change et fait vriller l’environnement.

    Elle rayonne d’une magie que je ne savais pas possible.

    Nos ancêtres la regardent, des doigts anciens rejoignent ses cheveux et y posent des fleurs, d’autres mains tapent sur le rythme de ses pas. 

    Et une voix lui dit : “Avec ta mère loin de toi, n’oublie jamais : ne te mêle pas au métal.” 

    Je vais mourir.

    Ma fille, j’aimerais te voir exister.

    Je regarde ma cuisse et constate trois griffures propres et profondes, ma robe blanche est déchirée et sur mes pieds coule le sang.  

    Je me souviens l’homme pâle avec des ronds de métal sur les yeux, qui souriait fort et mal en appelant ses amis. Ils ont sorti leurs couteaux et m’ont encerclée. 

    Une lame de métal tranche d’abord une ligne droite.

    Je suis empoisonnée.  

    Je n’ai pas peur.

    Je me sais ailleurs, dans un autre espace-temps, intacte et ailée, près des Anciens.  

    Je me sais dans ma fille.

    Je plonge dans son corps,
    l’ancienne moi n’existe plus.

    Je danse, je tourne en rond en saisissant des mains amies, nous rions fort et chantons.  

     
    Les voix des ancêtres nous parlent au loin.
    Elles sont au cœur de la forêt qui existent au-delà
    des murs de villes.

    Un jour nous devrons les rejoindre, retrouver la mer, escalader ces roches ocre et orange foncé,

    observer ce monde de loin, celui qu’ils sont en train d’effacer sous le métal argent.